Intelligence artificielle et avenir du travail : quelle voie européenne?

Gabrielle HEYVAERT

Chargée de mission, Énergie et Numérique, Bureau de Bruxelles

Au-delà des illusoires prophéties sur la « fin du travail », il apparaît que le développement formidable de l’intelligence artificielle (IA) va bouleverser le rapport de l’homme à son travail. Retour sur le séminaire « Intelligence artificielle et avenir du travail : une voie européenne est-elle possible ? », organisé le 27 mars dernier autour de Stéphane Kasriel (UpWork) et Raphaëlle Bertholon (CFE-CGC).

L’Intelligence Artificielle est une expression ombrelle qui couvre des réalités technologiques et industrielles très différentes (notamment en termes de maturité), aux effets nécessairement différenciés sur le monde du travail. Pour Yann Le Cun, directeur de la recherche en IA de Facebook, l’essor de l’intelligence artificielle n’est pas une question technologique mais politique, culturelle, voire civilisationnelle. Mais, alors que les États-Unis et la Chine se sont emparés pleinement des enjeux de l’IA, de son développement et de sa diffusion au sein des écosystèmes industriels, et se disputent le leadership dans le domaine, les Européens semblent en retrait.

L’IA bouleverse le fonctionnement des organisations sociales et économiques, notre rapport au travail ainsi que la capacité à faire vivre nos préférences collectives. Ainsi, si les emplois très qualifiés ne seront, dans un premier temps, pas ou peu concernés par l’IA car ils sont de par leur nature faiblement automatisables, les personnes faiblement et moyennement qualifiés, risquent d’être marginalisées et exclues si elles ne bénéficient pas de formations adéquates. Ce risque de polarisation du marché du travail est susceptible d’être modulé par les choix collectifs que les Européens feront (ou ne feront pas)(1).

Préférences collectives européennes

L’Europe a des préférences collectives fortes en matière d’organisation sociale, notamment en termes d’inclusion et de solidarité, et ce malgré la diversité des systèmes nationaux. Par ailleurs, l’Europe affirme ces préférences dans des domaines impactant la numérisation de ses économies et de ses sociétés : en matière de protection des données personnelles, par exemple, ou sur la place de l’homme dans les systèmes de décisions automatisées. Mais l’approche normative adoptée par l’UE, pour donner corps à ces préférences, peine à produire des résultats (comme le prouvent les problèmes d’application du Règlement Général sur la Protection des Données par les entreprises américaines) et ne sauraient constituer une panacée. Or, les promesses de transformation de l’IA sont telles que ces approches (les États-Unis ont les GAFA, l’Europe les régulateurs) seront rapidement sans objet. Car, les Européens courent le risque que l’outil dimensionne et impose des formes d’organisations sociales du travail et des standards, notamment en matière de vie privée, qui ne reflètent pas leurs préférences collectives.

Un rapport du Sénat français datant de 2013 craignait de voir l’Union européenne devenir « une colonie du monde numérique »(2). Il est certain que les Européens accusent un retard pour les investissements privés en IA, qui ont été d’environ 2,4 à 3,2 milliards d’euros en 2016, contre 6,5 à 9,7 milliards d’euros en Asie et de 12,1 à 18,6 milliards d’euros en Amérique du Nord(3). Les effets de réseau et les économies d’échelle dans l’espace numérique ont favorisé la montée en puissance de mastodontes étrangers capables d’absorber des start-up européennes plutôt que de leur permettre de devenir des concurrentes sérieuses. À des investissements trop faibles et mal coordonnés s’ajoute une pénurie de salariés formés à l’utilisation de l’IA et de cursus spécialisés dans l’enseignement supérieur(4). La stratégie numérique européenne consiste notamment à attribuer des bourses d’études spécifiques pour les diplômes spécialisés dans l’IA. Nous pouvons toutefois nous interroger sur l’attractivité actuelle de l’UE pour retenir les « talents » face à celle d’autres clusters (américains ou chinois), notamment en matière de salaires et de perspectives professionnelles ou intellectuelles.

❱ Définir une stratégie européenne d’élévation globale des compétences à travers les systèmes de formation initiale et continue des États membres visant à permettre l’anticipation et l’accompagnement de la numérisation de l’économie et de la société induits par l’IA. La formation ne sera efficace que si on ne permet pas aux acteurs économiques et sociaux d’identifier leurs besoins de compétences et devra être accompagnée de soutien européen en matière d’investissements et de prospective sur les besoins.

❱ Transformer la politique européenne de clusters afin de doter l’UE d’écosystèmes dynamiques, puissants, composés d’acteurs économiques et scientifiques compétents en matière d’IA. L’objectif est de rendre l’Europe attractive pour garder les « talents » sur le sol européen.

❱ Assurer un soutien public massif à l’accompagnement des innovations de rupture potentielles développées par les entreprises européennes et, en particulier, les start-up prometteuses sur le modèle de la Defense Advanced Research Projects Agency (DARPA) américaine.

1) Lire l’article de Franca Salis-Madinier ci-dessous.
2) Rapport d’information de Catherine Morin-Desailly, fait au nom de la commission des affaires européennes n° 443 (2012-2013), mars 2013.
3) « 10 Imperatives for Europe in the Age of AI and Automation », McKinsey & Company, 2018.
4) Communiqué de presse du 7 décembre 2018 de la CE : http://europa.eu/rapid/press-release_IP-18-6689_fr.htm

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