Fiscalité des entreprises : jouer n’est plus gagner

Alain LAMASSOURE

Député européen, président de la commission TAXE

Le scandale Luxleaks a révélé, en novembre 2014, des pratiques fiscales pour le moins acrobatiques au Luxembourg. La Commission européenne a lancé une enquête et le Parlement mis en place la commission TAXE présidée par le député Alain Lamassoure. Les résultats sont déconcertants : il ne s’agit pas de fraude proprement dite, mais d’une évaporation fiscale massive…

TAXE-ECON - Exchange of views with Commission President Juncker and Commissioner Moscovici
La fiscalité a toujours été une prérogative que les États membres de la Communauté européenne se réservaient jalousement. La seule concession notable portait sur le principal impôt sur la consommation : l’harmonisation de la base de la TVA, sinon des taux, était une condition nécessaire au bon fonctionnement du Marché commun. Pour le reste, le Traité sur le fonctionnement de l’Union se borne aujourd’hui encore à autoriser des « règles communes sur la concurrence, la fiscalité et le rapprochement des législations » et à prohiber les entraves fiscales au fonction nement du marché intérieur. Souveraineté nationale oblige, toutes les décisions correspondantes de l’Union exigent l’unanimité du Conseil des ministres, et le Parlement européen n’est saisi que pour avis. Fermez le ban ! Rien n’y a fait : ni les critiques politiques sur les abus du « dumping fiscal », ni les analyses concordantes des économistes, ni même les exigences évidentes de l’entrée dans l’union monétaire. Survient, il y a un an, le coup de tonnerre du scandale Luxleaks(1). Champ clos réservé à d’hyper-spécialistes, la concurrence fiscale est tombée soudain dans le domaine public : chacun comprend que des entreprises parmi les plus importantes du monde parviennent à échapper à la quasitotalité de l’impôt nor malement dû. Selon les évaluations prudentes de l’OCDE, le manque à gagner annuel est de l’ordre de 100 à 200 milliards $ à l’échelle mondiale. Devant l’indignation de toutes les opinions publiques, dirigeants nationaux et européens ont été obligés d’aborder de front le pro blème de l’imposition des multinationales. Une coopération intelligente s’est engagée en 2015 entre la Commission, le Parlement et l’OCDE.

Protection de son potentiel fiscal

La Commission s’est attaquée d’abord à la pratique la plus critiquée, celle des rulings, ce pouvoir donné à l’administration fiscale d’interpréter la loi applicable à la demande d’un contribuable. Un projet de directive rendant automatique et obligatoire l’information mutuelle des États membres sur les rulings accordés aux multinationales a obtenu l’unanimité ministérielle requise en moins de six mois. Chacun pourra ainsi veiller à la protection de son potentiel fiscal contre l’avidité de ses voisins. En parallèle, la commissaire chargée de la concurrence, Margrethe Verstager, a fait usage de la seule arme véritable dont dispose la Commission, dans sa fonction de gendarme de la concurrence, contre la concurrence fiscale déloyale : la prohibition des aides d’État, y compris des aides fiscales, par les articles 107 et 108 du Traité. Une première bordée de quatre procédures d’information a été lancée au printemps 2015.
De son côté, le Parlement européen a mis en place une commission temporaire spéciale, dite TAXE, chargée d’enquêter dans l’ensemble des pays membres sur les législations et les pratiques administratives fiscales nuisibles à la loyauté de la concurrence entre les entreprises. Tâche délicate : le Parlement européen n’a aucune compétence en matière fiscale, qui reste l’apanage des parlements nationaux. Mais en s’appuyant sur la pression de l’opinion publique et des médias, la commission spéciale a mis les responsables politiques, les administrations et les entreprises elles-mêmes dans l’impossibilité politique de s’opposer à ses investigations. Des enquêtes sur place ont été menées dans six pays, y compris la Suisse. Les dirigeants de quinze entreprises multinationales, dont sept américaines, comme ceux des grands cabinets de conseil (les « Big Four ») ont comparu devant la commission. Les parlements nationaux ont été associés à ces travaux dans des conférences interparlementaires. Qu’a-t-il été ainsi vérifié ou établi ?

Course à l’habilité fiscale

« Double Irish », « Dutch sandwich », régime belge des « bénéfices excessifs », jeu savant de Londres avec les colonies de la Couronne, « patent boxes » variées, crédit d’impôt recherche… Tout n’est pas également critiquable, mais il n’est pas exagéré de dire qu’en Europe, chaque pays est le paradis fiscal de quelqu’un d’autre. Certes, le plus souvent, aucune loi n’est violée : il n’y a pas de fraude proprement dite. Nous sommes en face d’une évaporation fiscale massive, qui est tantôt le résultat de l’utilisation astucieuse des dispositions nationales différentes, tantôt l’effet non désiré de conventions bilatérales destinées à éviter la double imposition et qui aboutissent en fait à la double non-imposition ; et parfois le but, caché mais délibéré, du pouvoir d’interpréter la loi donné à l’administration fiscale.
En même temps, l’émotion populaire a été telle que plus personne ne peut justifier le maintien de cette course à l’habileté fiscale. Devant le Parlement européen, chaque ministre des Finances a été irrésistiblement conduit à promettre publiquement que son pays serait (désormais ?) le meilleur élève de la classe. Et les représentants des multinationales ont surenchéri sur leur volonté de respecter l’esprit des lois, et non plus seulement leur lettre. Certes, l’hommage du vice à la vertu est la définition de l’hypocrisie, mais la vertu devient maintenant à la mode : profitons-en pour la graver dans le marbre de nos lois !
Qu’a proposé le Parlement à cette fin ? À l’intérieur de l’Union, la définition commune de la base imposable à l’impôt sur les bénéfices. En revanche, chaque État membre restera responsable de son taux, sous la seule réserve d’un minimum qui garantisse une imposition effective. C’est la solution retenue pour la TVA… il y a déjà quarante ans ! Au niveau mondial, le Parlement soutient les quinze propositions du plan d’action de l’OCDE. Adopté le 5 octobre 2015, repris par le G20 suivant à Antalya, ce plan s’inspire d’un principe de bon sens : toute entreprise multinationale doit payer des impôts dans tous les États dans lesquels elle exerce une activité, en proportion de l’importance de celle-ci.

Maintenir la pression au niveau européen

Il y a un an à peine, un vrai progrès vers la justice fiscale internationale paraissait utopique. Il est aujourd’hui à notre portée, comme l’a été le secret fiscal. Mais il y faudra maintenir fermement les conditions de température et de pression qui ont permis de commencer à tourner la page. C’est pourquoi le Parlement a reconduit le mandat de sa commission spéciale. De la même manière que les grandes entreprises ne peuvent plus ignorer leur responsabilité sociale, ni leur responsabilité environnementale, nulle ne pourra plus donner l’image de l’incivilité fiscale. Lorsqu’après la tragédie du 13 novembre, Mark Zuckerberg a voulu exprimer son soutien au peuple français en décorant son propre profil du filigrane tricolore, des milliers d’internautes lui ont répondu sur Facebook même que ce soutien serait plus convaincant s’il prenait la forme du paiement des impôts « moralement » dus en France. Jusque-là peu mobilisé, le Congrès des États-Unis a pris feu lorsque le groupe pharmaceutique Pfizer a annoncé sa décision de transférer purement et simplement son siège social en Irlande pour y goûter les charmes fiscaux de la verte Erin.
Le temps est également venu de faire travailler les économistes sur la conception d’une imposition des bénéfices adaptée à l’économie du XXIe siècle, mondialisée et numérisée. Nos impôts actuels ont été conçus il y a une bonne centaine d’années. Faute d’un vrai travail scientifique préalable, les politiques que nous sommes légiférons au doigt mouillé. On demande un(e) nobélisable s’intéressant à la fiscalité mondiale : écrire rue Wiertz à Bruxelles.

1) En novembre 2014, 340 multinationales avaient alors été pointées du doigt pour avoir passé des accords fiscaux secrets avec le Luxembourg. Entre 2002 et 2010, des milliards d’euros d’impôts ont ainsi échappé aux trésoreries des pays où elles étaient installées, en toute impunité.

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