L’Europe : un possible sursaut ?

Ivan KRASTEV

Politologue, directeur du Centre for Liberal Strategies à Sofia, et membre permanent de l’Institut des Sciences Humaines de Vienne

Le politologue bulgare Ivan Krastev analyse la crise que traverse l’Europe à travers trois périodes : l’Europe de l’après Deuxième Guerre mondiale, l’Europe post-1968, et l’Europe post-1989. Trois modèles différents, qu’il juge désormais inadaptés…

L’Europe est-elle en train d’échouer ? De nombreux éléments le laissent penser. Qu’il s’agisse des chamailleries sur les contributions au budget de l’OTAN, de la prolifération de demi-mesures pour réguler les migrations, ou encore des tentations autoritaires dans les pays de l’Est.
Oui, l’Europe a enchaîné les échecs ces soixante-dix dernières années, et ces échecs ont été les pierres fondatrices de son succès. Mais les choses ont changé. Les distorsions qui se font jour aujourd’hui ne sont pas le prélude à des lendemains qui chantent, mais plutôt les craquements d’un édifice prêt à s’effondrer.
L’Europe d’aujourd’hui s’est bâtie sur trois modèles : l’Europe de l’après-guerre, l’Europe post-1968 – celle des droits de l’homme – et enfin l’Europe qui a émergé après la guerre froide. Ces trois modèles sont désormais hantés par le doute.
Prenez l’Europe de l’après-guerre, qui fut le socle du projet européen. Il s’agit d’une Europe qui n’avait pas oublié les horreurs et les destructions du second conflit mondial, qui vivait en permanence dans la peur d’une nouvelle guerre – nucléaire, cette fois – qui serait la dernière. Une conception dont les angles morts ont éclaté au grand jour à l’orée des années 1990, quand la Yougoslavie s’est enfoncée dans le chaos, alors que tout le monde ou presque était persuadé qu’un conflit majeur était impensable sur le continent.
L’Europe de l’après-guerre est désormais en échec, car, pour les jeunes générations, la seconde Guerre Mondiale appartient à l’histoire ancienne. Francis Fukuyama avait raison : nous sommes à la fin de l’histoire, puisque le passé n’a plus aucune importance. Dans le meilleur des cas, les jeunes générations européennes ingurgitent passivement leurs leçons d’histoire, sans jamais songer à réfléchir historiquement. À l’âge de l’Internet, l’État a en grande partie perdu son monopole en matière d’éducation. C’est l’un des paradoxes de la révolution des technologies de la communication : les jeunes ont beau communiquer beaucoup plus intensément que leurs aînés, ils le font avant tout entre eux. Ces chats incessants ne sont pas d’une grande d’aide quand il s’agit de recueillir les expériences de générations précédentes.
Deux autres facteurs font que le souvenir de la guerre a cessé d’être un ciment pour l’Europe. D’abord, il ne reste plus guère de survivants. Ensuite, les réfugiés et les migrants qui arrivent en Europe ne considèrent pas la Seconde Guerre mondiale comme « leur » guerre. Pour les réfugiés syriens, la « guerre », ce sont les ruines d’Alep, pas celles de Varsovie ou de Dresde.

Les perdants de la mondialisation
Si l’Europe de l’après-guerre est en échec, c’est aussi parce que la majorité des Européens considèrent que la paix va de soi, dans un monde pourtant de plus en plus dangereux, où les États-Unis semblent se désintéresser de la sécurité de leurs alliés historiques. L’insistance de Bruxelles à défendre le soft power au détriment de la puissance militaire, considérée comme obsolète, commence à sonner faux, même aux oreilles de ses promoteurs.
Mais une autre Europe est en train d’échouer : celle de l’après 1968, celle des droits de l’homme – et en particulier du droit des minorités. L’impact puissant de 1968 sur les esprits européens repose sur la conviction très largement partagée selon laquelle l’État menace les citoyens autant qu’il les protège. Les soixante-huitards ont réussi l’exploit de persuader l’ensemble des Européens que l’État les traitait comme il traite les minorités les plus vulnérables et les plus persécutés de la société. Ce virage révolutionnaire dans la façon dont les Européens envisagent leur rôle dans le monde est en grande partie dû aux processus de décolonisation, mais aussi à l’expansion globale de l’imaginaire démocratique. Si un mot devait définir l’Europe post-1968, ce serait « inclusion ».
Cette Europe est également remise en cause. Les spectaculaires transformations démographiques et sociales qu’ont connues les sociétés européennes ces dernières décennies menacent la majorité – ceux qui ont tout, et donc ont peur de tout, sont ceux qui constituent les principales forces politiques du continent. Ces majorités menacées craignent désormais d’être les perdants de la mondialisation, et en particulier des intenses mouvements de population qui l’accompagnent. Leur caractéristique la plus frappante, c’est que leur vote exprime la crainte d’être transformés en minorités dans leur propre pays, et donc de voir leur culture et leur mode de vie menacés. Ce serait une erreur politique de la part des libéraux d’ignorer ces craintes ou de les tourner en dérision. Car dans une démocratie, la perception est la seule réalité qui compte.
La plupart des mouvements politiques en plein essor aujourd’hui défendent les droits de la majorité, en particulier sur le plan culturel. Ces majorités insistent sur leur droit à décider qui appartient ou non à la communauté politique et à protéger la culture du plus grand nombre. À cet égard, la crise des réfugiés de 2015 fut un tournant dans la manière dont les opinions publiques européennes perçoivent la mondialisation. Elle a marqué la fin de l’Europe post-1968, mais aussi l’échec d’une certaine idée de l’Europe post-1989, faisant voler en éclat un consensus largement partagé jusque-là. De manière révélatrice, les sondages indiquent que si les jeunes générations européennes sont beaucoup plus tolérantes concernant les droits des minorités sexuelles, elles considèrent les migrants comme une menace dans les mêmes proportions que leurs aînés.

Crise des migrants ou les deux Europe
La crise des migrants a été le 11 septembre de l’Europe. Tout comme le 11 septembre a obligé les Américains à regarder autrement le monde qu’ils avaient créé, la crise de migrants a forcé les Européens à remettre en question certaines de leurs convictions cardinales sur la mondialisation.
La crise des migrants les a aussi poussés à remettre en cause l’idée d’une Europe unie, héritée de l’après-1989. Non seulement parce que l’Est et l’Ouest du continent n’ont pas la même conception de ce qu’ils doivent aux autres, mais aussi parce que la crise a révélé l’existence de deux Europe très différentes, s’agissant de la diversité ethnique et culturelle et l’accueil des migrants.
Ironie de l’histoire, alors qu’au début du xxe siècle l’Europe centrale et orientale était la région la plus ethniquement diverse du continent, c’est aujourd’hui la plus homogène. Entretemps, alors que les Européens de l’Ouest s’inquiétaient d’intégrer le nombre croissant d’étrangers vivant sur leur sol, dont la plupart sont issus d’environnements culturels extrêmement différents, l’Europe centrale se demandait comment empêcher sa propre jeunesse d’émigrer vers les pays occidentaux.
Au final, pourtant, ce qui est au cœur de l’illibéralisme croissant de l’Europe centrale, ce n’est pas l’immigration, mais le rejet de ce que j’appelle l’Impératif de l’Imitation.
Pendant les deux décennies qui ont suivi la chute du mur, la philosophie politique des sociétés post-communistes du centre et de l’Est de l’Europe s’est résumée à un seul impératif : Imiter l’Occident ! Le processus a pris différents noms – démocratisation, libéralisation, élargissement, convergence, intégration, européanisation – mais le but des réformateurs était simple : faire en sorte que leurs pays ressemblent aux pays occidentaux. Il fallait donc importer les institutions libérales-démocratiques, appliquer les mêmes recettes politiques et économiques, et adhérer publiquement aux valeurs occidentales. L’imitation était largement perçue comme le chemin le plus court vers la liberté et la prospérité.

Dissolution de l’identité
L’Europe n’est plus divisée entre communisme et démocratie. Elle est divisée entre imitateurs et imités. Sauf que mener à bien des réformes politiques et économiques en imitant un modèle étranger pose bien davantage de problèmes moraux et psychologiques que beaucoup ne le pensaient. Les imitateurs finissent fatalement par ressentir un sentiment d’inadéquation, d’infériorité, de dépendance, de dissolution de l’identité et de manque de sincérité involontaire. Les imitateurs ne sont jamais des gens heureux. Ils ne sont jamais responsables de leurs succès. Seulement de leurs échecs.
La première Europe, celle de l’après-guerre, est en train d’échouer parce que le souvenir de la guerre s’estompe et que l’Europe est incapable de se défendre elle-même. La seconde Europe, celle de l’après-1968, est en échec parce que l’Europe des minorités cherche encore le moyen de répondre aux exigences de la majorité – qui souhaite que l’on défende ses droits ¬culturels – sans transformer la démocratie en instrument d’exclusion. La troisième Europe, celle de l’après-1989, est en train d’échouer parce que les Européens de l’Est ne veulent plus imiter l’Ouest, ni être jugés par l’Ouest, mais, au contraire, construire un contre-modèle.
Ses échecs condamnent-ils l’Europe à ¬l’effondrement ? On aurait tort de faire preuve de fatalisme. Tout cela signifie que l’Europe doit renforcer ses capacités militaires sans considérer comme acquises les garanties sécuritaires américaines. Tout cela signifie aussi que, de même que les démocraties libérales ont su déradicaliser l’extrême gauche des années 1970-1980 en intégrant certaines de ses exigences légitimes, il faut faire la même chose avec l’extrême droite.
Il y a soixante-dix ans, l’Europe est miraculeusement parvenue à bâtir un projet de paix sur les ruines laissées par la guerre. Elle a pu transformer le rejet du système de 1968 en progrès politique. Elle a réussi en moins de deux décennies à unifier un continent divisé par cinquante ans de Guerre froide. Si l’Europe a su transformer autant d’échecs en succès, espérons qu’elle soit en mesure de reproduire le miracle une fois de plus.

Ivan Krastev est auteur de nombreux ouvrages. Il a notamment publié en 2018 Le Destin de l’Europe chez Premier Parallèle. Son prochain ouvrage The Light that Failed co-écrit avec Stephen Holmes sera publié chez Penguin Press à l’automne 2019. Les éditions Fayard en proposeront une traduction en français.

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