Des frontières extérieures pour l’Europe

Michel FOUCHER

Géographe et diplomate, titulaire de la chaire de géopolitique appliquée au Collège d’études mondiales (Paris)

La représentation d’une Europe « sans frontière » est à la fois dangereuse et illusoire et ne permet pas de répondre aux défis de sécurité et d’enjeux migratoires auxquels est confrontée l’Europe. La convention de Schengen ne supprime pas les frontières mais les contrôles systématiques. Sur cette question des frontières, il faut une véritable cogestion à la fois nationale et européenne.

Des-frontières-exté-UE-ANGELOS-TZORTZINIS-À l’échelle du monde, l’Union européenne offre une situation géopolitique unique où se combinent quatre réalités frontalières distinctes. Elle a mis en œuvre le dispositif le plus avancé de libre circulation intérieure, en vertu de l’accord de Schengen. Elle est mise au défi de formuler une stratégie de gestion de ses limites externes au Sud du fait de pressions migratoires structurelles. Elle doit gérer les remises en cause des tracés issus de la transition géopolitique de 1989-1992, notamment dans les Balkans occidentaux, ainsi que les effets territoriaux de la restauration nationale grand-russienne de 2013-2016 (Crimée, Ukraine et conflits dits « gelés » étendus de la Moldavie à l’Azerbaïdjan). Tout ceci sans que la question des limites ultimes de l’Europe instituée sous la forme juridique de l’Union européenne n’ait été tranchée.
Le retour brutal de la question des frontières dans l’Europe instituée est le double écho des nouveaux défis de sécurité qu’elle doit affronter, en provenance de l’Est et du Sud, et de la force d’un imaginaire de l’inéluctable disparition des frontières, entretenu pendant plusieurs décennies. J’ai toujours soutenu que cette représentation d’une Europe « sans frontière » était aussi illusoire que dangereuse(1).
Dangereuse car elle était soutenue par une vision tendant à nier le rôle central des nations, tant dans la longue durée de l’histoire du continent que dans celle de la formation de l’Europe instituée. Or lorsque des attaques terroristes revendiquées endeuillent des citadins d’États européens, les réponses requises relèvent à l’évidence de l’action régalienne des États affectés, c’est-à-dire d’abord à l’échelle nationale(2). La rhétorique du « sans frontière » et son corollaire du transfert obligé de souveraineté ont contribué à une sorte de désarmement sécuritaire collectif. On comprend bien que la démarche européenne ait voulu exorciser la frontière dans sa généalogie de front et de ligne de front, symboles des affrontements nationalistes et que, partant, la libre circulation soit devenue le symbole quotidien de la paix retrouvée. Mais à force de se bâtir uniquement en cherchant à dépasser le passé, on prend le risque de ne plus peser dans le monde réel que l’on rêvait de voir évoluer sur le modèle de l’utopie coopérative des Européens : innocence historique.
Illusoire car la rhétorique du « sans frontière » était et demeure le corollaire d’une extension continue de l’Union européenne, avec l’objectif d’exporter le modèle européen et donc l’impératif de refuser de fixer des limites ultimes. Il est vrai que les « perspectives européennes » (une promesse d’adhésion) peuvent contribuer à un dépassement des tensions et des frictions comme on l’observe dans les Balkans. Mais la loi du grand nombre complique la décision communautaire et incite quelques États à prendre les devants. Et, sur le fond, comment se sentir membre d’une communauté politique capable d’avoir une politique « extérieure », s’il n’y a jamais de limite claire entre le dedans et le dehors ? Cet impensé géopolitique renforce l’innocence historique et, à cet égard, le supposé « retour des frontières » n’est que le symptôme de la nouvelle visibilité des responsabilités souveraines que le système des États européens doit exercer dans le monde tel qu’il a l’inconvénient d’être.
Si l’on veut éviter que l’écart entre les opinions publiques et les dirigeants des États européens et des institutions communes continue de s’accentuer dans une période de crises graves, les États doivent montrer leur capacité d’action collective dans le contexte géopolitique de 2016, celui d’un monde réel qui n’a plus rien à voir avec celui du temps des fondations. Dans une situation où les appareils d’État des pays démocratiques sont, pour diverses raisons (globalisation, effets perturbateurs des technologies, individualisation) plus faibles, le risque est celui décrit par Pierre Manent : « Le regard de tous est tourné vers une autre association de forme et de statut indéterminés, “l’Europe”, dont le principal effet est de donner à chaque peuple le regret de n’être que soi »(3).
De manière plus concrète, il convient de rappeler que l’accord (1985) et la convention (1990) de Schengen ont édifié un espace unique de circulation pour les ressortissants des vingt-six États signataires, soit plus de quatre cents millions d’habitants sur quatre millions trois cent mille kilomètres carrés. Les flux légaux d’origine externe concernent à leur tour plus de quatre cents millions de personnes, dont la moitié de citoyens européens, sur mille sept cents points d’entrée. La convention de Schengen n’a jamais eu comme objectif de « supprimer » les frontières mais les contrôles systématiques retardant les flux de marchandises et de personnes. La jurisprudence de la Cour européenne de Justice permet d’ailleurs des contrôles ciblés sur une bande de 20 km, sur le modèle du rayon des douanes, et les douaniers attestent du reste que ces contrôles ciblés sont efficaces.
Mais la convention a, dans l’espace, connu des tracés d’application fort changeants au gré à la fois des élargissements de l’Union européenne et de l’adhésion de ses États membres à ladite Convention. Depuis sa signature en 1995 par sept États membres (dont cinq fondateurs plus l’Espagne et le Portugal), l’espace Schengen a connu six extensions successives : adhésion de l’Italie et de l’Autriche en 1997, de la Grèce en 2000, de la Norvège, du Danemark, de la Finlande et de la Suède en 2001, des six adhérents à l’Union européenne de 2004 en 2007 plus Malte, enfin la Suisse en 2008 et le Liechstenstein en 2011. La Croatie vise 2016, la Roumanie et la Bul­garie 2017.
Dès lors, pourquoi et comment investir dans des tracés provisoires ? De plus, il n’y a pas de limites Schengen en tant que telles, au sens de l’exercice effectif de la souveraineté, puisqu’elles ne sont que l’addition de segments nationaux. Et si les capacités de contrôle national font défaut, comme on le voit en Grèce, l’Union est démunie.

Cogestion nationale et européenne

Il devient donc urgent de créer un véritable dispositif de contrôle sur les frontières extérieures de l’Europe instituée, dans une double démarche de renforcement des capacités nationales (Italie, Grèce) et d’établissement de forces dédiées agissant sous mandat de l’Union européenne, un peu sur le modèle des mandats délivrés par les résolutions des Nations Unies avec une « nation cadre », qui devrait être l’État en question afin de respecter sa souveraineté, en une manière de cogestion à la fois nationale et européenne. Il ne faut pas s’attendre à ce que le voisin turc de la Grèce soit plus coopératif dans l’avenir et donc le segment grec de la frontière extérieure, maritime et terrestre, requiert des déploiements considérables et rapides, comme cela a été fait dans le cas de l’Italie. À ceci près que les différends sur les tracés des limites maritimes et aériennes gréco-turques ne sont pas réglés. En outre, il serait pertinent de ­transférer le siège de Frontex à Thessalonique, au plus près des aires critiques, ou du moins d’y installer le siège du nouveau corps européen des garde-frontières.
S’il y a une interaction concrète entre libre circulation et marché unique(4), il en existe une autre entre la gestion européenne des frontières extérieures face aux crises et aux irrépressibles pressions migratoires(5) et la fixation des limites externes de l’Europe instituée. On bute ici à nouveau sur la question de la Turquie, pays dont les ambivalences au Moyen-Orient ne sont pas pour rien dans les crises actuelles. Il est réaliste de négocier avec Ankara un statut d’État associé à l’Union européenne, mais hors Schengen(6). Si ces scénarios ne sont pas applicables, il ne restera qu’à mettre en œuvre l’option d’un Schengen de surface réduite, sur des frontières nationales effectivement contrôlables.
Le temps est venu dans l’Europe instituée, pour la première fois de son histoire, de sortir d’une incertitude géopolitique qui a désormais plus d’inconvénients que d’avantages et de définir clairement ses limites, en sachant qu’une frontière est à la fois un périmètre d’exercice d’une souveraineté et un des paramètres d’identité. Définir n’est pas fermer mais établir enfin la géographie de sa construction politique.

1) L’obsession des frontières, Éd. Perrin 2007 et Perrin Tempus 2012.
2) Et ce n’est pas en déléguant à un tiers des responsabilités de sécurité que deux ministres de l’Intérieur rompus à la coopération bilatérale verront leur action devenir soudainement plus efficace.
3) Situation de la France, Desclée de Brouwer, 2015.
4) La chancelière allemande estime que l’eurozone et les frontières ouvertes étaient directement liées, pour mettre en garde contre les risques pour le fonctionnement du marché unique de pratiques de « fermeture » (11 janvier 2016).
5) Michel Foucher, Les migrations sont irrépressibles, in Le Monde, 6 août 2015.
6) Il convient d’exiger également qu’Ankara mette fin à « l’espace Shamgen » qui a ménagé un espace sans visa du Maghreb au Machreck qui facilite les migrations illégales sous couvert de flux de réfugiés.

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