Changer ou subir

Philippe HERZOG

Président fondateur de Confrontations Europe

Les temps changent et les choix politiques à faire vont requérir toute notre intelligence. Commençons par sortir du piège qui consiste à englober les mouvements politiques en cours sous le vocable de « populismes ». Des couches populaires souffrent et changent d’attitude envers la mondialisation : comprenons-les. Méfions-nous des amalgames, comme nous y invite Paul Krugman : les politiques conduites en Pologne et en Hongrie – où notre inquiétude concerne les atteintes aux libertés publiques – ne sont pas les mêmes qu’aux États-Unis, où le « populisme » de Trump et de ses acolytes est une pure duperie qui prépare la casse de l’État social. Et surtout constatons que coller des étiquettes sert souvent d’alibi à ceux qui refusent de faire leur autocritique. En prétendant rassembler contre les populismes, des élites arrogantes imposent des choix culturels et politiques que nombre de populations rejettent. Les mutations sociopolitiques sont révélatrices d’une crise profonde de l’Occident ; elles annoncent une période critique pour l’Europe et la France en particulier. Sommes-nous condamnés à subir les événements ? Il n’y a rien de plus difficile que de se remettre en cause. À ceux qui demandent nos suffrages, nous devons exiger qu’ils fassent des offres politiques novatrices reposant sur un diagnostic sérieux des réalités. Et qu’ils gouvernent en faisant appel à la participation de toutes les forces vives de la société.

Une nouvelle géopolitique

Des changements de la géopolitique et de l’économie mondiale s’annoncent. Donald Trump affiche son mépris à l’égard des préoccupations relatives à la paix et à l’écologie. Il s’inscrit dans une pure logique de grandes puissances rivales, s’en prend à la Chine et se rapproche de la Russie, renverse les pactes noués en Asie et en Europe depuis l’après-guerre. En Syrie, au nom du combat contre le terrorisme – qui se déplace – Assad, Poutine et d’autres ont, pour reprendre les mots de Tacite, créé un désert et ils appellent cela la paix. S’il y a nécessité de forger une vision et une politique de l’Europe dans le monde, c’est bien aujourd’hui. Et le retour au contrôle des frontières nationales est une absurdité. Il y a besoin d’une Europe puissante qui établisse sa sécurité collective intérieure et extérieure, organise un marché européen du travail, accueille l’Ukraine, investisse massivement sur le continent africain… autant de défis qui rompent avec les conceptions obtuses des souverainismes nationaux de droite et de gauche, et qui appellent un dialogue franc et d’intérêt mutuel avec la Russie, la Turquie, et tous les États concernés. Trump, c’est aussi la guerre monétaire et commerciale. Il prépare une relance de l’économie américaine conçue de façon à susciter un boom des profits, les marchés financiers applaudissent. Mais la relocalisation d’emplois aux États-Unis sera plus difficile qu’il n’est proclamé et le déficit commercial américain s’aggravera. Le dollar engage une hausse durable, c’est une très mauvaise nouvelle pour les pays émergents qui sont lourdement endettés en dollars et pour la Chine. La  rhétorique protectionniste de Trump va se traduire en actes, mais le protectionnisme ne protège plus et la violence des antagonismes va redoubler.

Sortir de la stagnation en Europe

L’Europe devrait reprendre son combat pour de nouvelles régulations multilatérales et entreprendre une mutation de l’Union en puissance publique capable d’une politique économique intérieure et extérieure. C’est d’autant plus nécessaire que la stagnation s’installe. Bien entendu il faut et on peut combattre les excès de l’hyper-libéralisme – on le voit par exemple avec les efforts entrepris en matière de fiscalité des grandes entreprises. Mais il faut souligner aussi les responsabilités des dirigeants politiques et des affaires issus de couches sociales libertaires aisées. Ils ont négligé le rôle fondamental du travail pour la dignité de l’homme et pour la production d’une société. En reléguant le travail aux oubliettes, tout en prétendant protéger les travailleurs, ils ont choisi de cultiver systématiquement la consommation. Comme le souligne bien Pierre-Yves Gomez, le néolibéralisme et la « post-modernité » soi-disant progressistes font bon ménage dans l’idéologie contemporaine. Si l’adhésion de nos populations à l’euro demeure, elle est néanmoins en régression. La mésentente entre l’Allemagne d’un côté, la France et les pays d’Europe du Sud de l’autre, traduit une dissymétrie des forces productives, source de déséquilibre profond des balances de paiements. Comment Pascal Lamy peut-il juger la désindustrialisation inéluctable, alors que les Allemands avancent systématiquement vers « l’industrie 4.0 » ? Assouplir la règle budgétaire du déficit sous les 3 % et demander à l’Allemagne de relancer sa consommation ne règlent rien à l’affaire.

Patrick Artus a raison de le souligner. Je crois indispensable d’établir une certaine division du travail en Europe pour stopper l’affaissement industriel et la carence des capacités d’innovation dans les pays faibles. Ceci nécessite des investissements et transferts massifs en leur direction et de réorienter le plan d’investissement communautaire vers des projets transfrontières d’intérêt mutuel. Et cessons de ne voir que l’eurozone et de regretter l’élargissement. L’Allemagne et bien d’autres pays se préoccupent beaucoup plus que nous de l’Union des 27. Notre lien avec les pays d’Europe centrale et orientale a autant de valeur que celui que crée l’euro.

Brexit et intérêt mutuel

Sur cette toile de fond se greffe la question du Brexit. Il n’y a pas de bonne solution, sauf à articuler la négociation qui va s’engager avec un processus de refondation de l’Union dans un esprit d’intérêt mutuel. Mais le gouvernement britannique est placé devant une contradiction : mettre en oeuvre la sortie et garder les avantages du marché commun et de l’Union douanière. La durée des négociations sera très brève puisque cette sortie doit être effective début 2019. Il faudra cinq à dix ans pour négocier de nouveaux accords bilatéraux durables entre le Royaume-Uni et tous ses partenaires commerciaux s’il quitte l’Union douanière. Le gouvernement de Theresa May a exploré la possibilité d’un « accord transitoire » d’assez longue durée pour éviter une sortie brutale de l’Union : ce serait un « soft Brexit ». Mais, à l’heure où j’écris ces lignes, il revient à l’idée d’un « hard Brexit », c’est-à-dire de quitter rapidement le marché et l’Union douanière. En tout cas, l’Union n’a pas intérêt à concéder un accord provisoire conçu pour soutenir le Royaume-Uni dans ses errements. Elle doit faire valoir que tout partenaire extérieur voulant bénéficier des avantages de l’Union douanière et disposer d’un passeport sur le marché intérieur doit respecter nos règles. Elle ne doit céder ni sur la liberté de circulation des travailleurs, ni sur la participation au budget. Le Brexit aura un coût pour ceux qui l’ont voulu. Mais associer le peuple britannique à une coopération structurelle dans le futur pour résoudre en commun les défis de la sécurité, de l’environnement et de la croissance en Europe est souhaitable.

Changer la France

La France est en période électorale. Ici comme à l’extérieur beaucoup craignent une nouvelle percée du Front National, mais la seule façon de l’endiguer est de répondre beaucoup mieux qu’hier aux problèmes des Français. Tous ceux qui se sont inscrits dans une logique de recul inexorable du travail et de décroissance ont nourri la poussée du Front National. Tous ceux qui mettent le focus sur la protection du modèle social en l’état et font de nouvelles promesses d’allocations au lieu de donner la priorité à la réhabilitation de la création, du travail et de l’entreprise, ne peuvent que décevoir. Car notre conception du modèle social a nourri elle-même les inégalités ; c’est évident par exemple dans les domaines fondamentaux de l’éducation et la formation. L’innovation dans les biens publics et dans l’industrie, l’appropriation des nouveaux outils technologiques, doivent reposer sur un engagement massif des travailleurs privés et publics. C’est ainsi que nous pourrons rénover ensemble notre modèle social et économique. Et ce n’est pas l’Europe qui nous oblige à réformer l’État, nous devons le faire dans notre propre intérêt. Par contre l’Europe doit offrir des politiques publiques favorisant la dynamique et la synergie des nations. L’engagement européen des Français devrait être au coeur de nos joutes électorales et de nos programmes. Nous appelons à une mobilisation civique partout en ce sens, dans nos écoles, entreprises et régions. Tout ceci appelle la restauration du cadre démocratique. La représentation nationale s’est sclérosée et la société civile manque de ressorts. Dans l’entredeux- guerres et pendant celle de 1939-1945, des esprits animés par la foi et la raison préparaient la sortie de crise et la paix. Mais où sont aujourd’hui les préparateurs d’avenir ? La séparation des rôles entre dirigeants et dirigés, entre intellectuels et producteurs, entre les différentes professions, nous divise et nous paralyse. Pour faire renaître le projet européen, nous devons travailler à l’émergence d’une conscience commune par-delà les frontières. Pour cela nous devons comprendre que la citoyenneté nationale est exclusive parce qu’elle réserve ses « acquis » et ses projets aux siens, s’opposant ainsi à la formation d’une citoyenneté européenne et mondiale. La loi ne crée pas l’esprit d’un peuple ; seule le peut une mobilité de pensée et d’action portée par des acteurs européens par-delà les barrières. Mais il ne s’agit pas de stigmatiser l’Europe des nations, car elle peut s’inscrire dans une ouverture et non pas signifier un repli. La nation peut renaître si elle s’ouvre à l’altérité et se rapproche avec d’autres. En partageant une renaissance de la culture et de la démocratie, nous pourrons redéfinir l’ambition d’une Communauté européenne.

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