Brexit : l’illusion d’un accord de transition sur-mesure

Roger LIDDLE

Membre travailliste de la Chambre des Lords et coprésident du think tank Policy Network

Le Brexit représente une véritable menace existentielle pour le Parti conservateur britannique. Le message « Brexit means Brexit » est l’un des aphorismes les plus vides de sens jamais inventés par des politiques afin de couvrir l’absence de stratégie cohérente pour l’avenir du Royaume-Uni. Lors du référendum de juin 2016, l’électorat a dû choisir entre deux options en apparence simples : partir ou rester. Mais en réalité, la première offrait un vaste éventail de possibilités, plus ou moins attrayantes, voire acceptables par la majorité des Britanniques, contrairement à l’option du statu quo.

Jusqu’à une date récente, les partisans du Brexit soulignaient la « clarté » du discours de Theresa May à Lancaster House de janvier. Émaillé de formules du type « la Grande-Bretagne cherche à établir un partenariat étroit et spécial avec l’UE », il avait de quoi rassurer. Mais ce discours reposait sur une contradiction fondamentale : l’idée selon laquelle la Grande-Bretagne quittait l’UE pour « reprendre le contrôle de ses frontières, de ses lois et de ses capitaux », tout en continuant à bénéficier, comme David Davis, chargé par Londres de la négociation du Brexit, l’avait expliqué devant la Chambre des communes, en décembre 2016, « d’exactement les mêmes avantages » que ceux dont elle profite actuellement en tant qu’État membre. Personne n’a semblé très disposé à expliquer au peuple britannique les contreparties qui vont inévitablement de pair avec la sortie de l’UE. Résultat : les négociations sur le Brexit n’ont pas beaucoup progressé, et la « stratégie nationale » pour l’avenir de la Grande-Bretagne s’est évanouie dans le brouillard sur la Manche.

Le discours du 22 septembre de Theresa May à Florence devait inciter nos partenaires européens à donner un nouvel élan aux négociations sur le Brexit. Au final, il n’a été qu’une tentative ratée de colmater les divisions sur les questions européennes au sein du Parti conservateur, divisions que Boris Johnson avait exposées, six jours plus tôt, aux yeux de tous dans un essai de 4 000 mots détaillant sa propre « vision » du Brexit.

Le Parti conservateur, qui a toujours été une machine à engranger des voix, voit aujourd’hui son unité menacée par le Brexit.

Pour les stratèges du parti conservateur, l’unité du Parti ne peut être maintenue qu’en déclenchant le Brexit le 31 mars 2019, baptisé par Boris Johnson, « jour de l’indépendance ».

Deuxième point, si le parti espère avoir la moindre chance de battre les travaillistes lors d’une élection générale, entre ce fameux « jour de l’indépendance » et juin 2022 (date de la fin du mandat de cinq ans du Parlement), il doit à tout prix éviter un « hard Brexit », synonyme de choc économique brutal. La croissance économique au Royaume-Uni est déjà en train de ralentir. Les entreprises reportent leurs investissements, et les sociétés de la City ouvrent de nouveaux bureaux sur le continent.

C’est pourquoi Theresa May a axé son discours de Florence sur l’idée d’une période de transition qui permettrait de maintenir le « statu quo » économique autant que faire se peut pendant deux ans « à compter d’aujourd’hui », selon ses mots. Si j’étais un partisan du Brexit (« Brexiteer »), je serais alarmé par ce manque de précision. Il serait destructeur pour le Parti conservateur de suggérer qu’une période de transition pourrait s’étendre au-delà de la date de la prochaine élection générale. Cela donnerait au Parti travailliste l’opportunité de faire campagne pour une approche différente du Brexit.

Les Brexiteers semblent se rallier à cette nouvelle politique, mais certains se raccrochent à l’illusion qu’il serait possible de négocier pour le Royaume-Uni un accord de transition sur-mesure, selon lequel le pays cesserait d’être membre du marché unique et de l’union douanière, mais conserverait la plupart de ses avantages. Or, le seul accord de transition que les 27 membres de l’UE proposeront au Royaume-Uni maintiendra les obligations ainsi que les bénéfices de l’appartenance au marché unique et à l’union douanière pendant toute la durée de la transition. Pour les souverainistes qui n’ont qu’une idée en tête, celle de mettre fin à la compétence de la Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE) au Royaume-Uni, la pilule sera dure à avaler. Ils devront également expliquer aux électeurs qui ont voté pour la sortie de l’UE que contrairement à ce qu’ils avaient annoncé pendant la campagne de juin 2016, la « liberté de circulation » ne sera pas abolie avant la date finale de la période de transition, au moins, et que contrairement à la (fausse) promesse selon laquelle le Brexit rapporterait 350 millions de livres par semaine au NHS (National Health Service)(1), il faudra continuer à verser des contributions au budget de l’UE.

En théorie, un accord de transition simplifierait le problème politique de la « facture du divorce » pour la Grande-Bretagne, et éviterait un trou dans le budget européen avant la fin du plan actuel de six ans. Mais il sera très difficile pour les Brexiteers d’accepter de verser des sommes importantes pendant la période de transition. Le discours de Florence a été interprété par Bruxelles, à juste titre, comme un assouplissement de la position du gouvernement sur la question de la « facture du divorce ». Toutefois, les conservateurs n’ont encore fait aucune tentative pour expliquer au public la logique impliquant la nécessité pour la Grande-Bretagne de payer pour sortir de l’UE. La Première ministre est affaiblie sur le plan politique, et il semble que la poursuite de son mandat dépende du soutien des plus ardents anti-Européens au sein du groupe conservateur au Parlement, comme Ian Duncan Smith.

Troisièmement, un accord de transition ne répond pas à la question « une transition, pour aller où ? ». Il amènera le gouvernement au-delà du « jour de l’indépendance » en mars 2019, mais pour un chef d’entreprise qui vise un plus long terme, la transition permettra de faire passer les doutes au second plan, pas de les dissiper. Elle évitera également le choc économique brutal que l’on peut redouter en 2019 en cas de « hard Brexit ». Néanmoins, la transition ne permettra pas d’atténuer l’impact, plus diffus mais tout aussi problématique, du déclin des investissements des entreprises au Royaume-Uni. Dans son discours de Florence, Theresa May a fait une proposition bienvenue de nouveau Traité de sécurité avec l’UE, mais elle est restée très vague sur les futures relations économiques. Elle a rejeté l’option d’une adhésion à l’Espace économique européen (EEE)(2) sur le modèle de la Norvège, tout comme le modèle canadien d’un accord de libre-échange, mais sans donner plus de détails sur « l’entre-deux » qui pourrait être envisagé, sous réserve que les 27 États de l’UE soient prêts à accepter un modèle sur-mesure pour la Grande-Bretagne.

Pour les Brexiteers, la durée de la transition et son point final incertain sont des sujets extrêmement frustrants. Ils pensent, et c’est un principe fondamental de leur position idéologique, que toute perte de marché en faveur du continent peut être largement compensée par les opportunités économiques offertes par les accords commerciaux que la « Global Britain » sera libre de négocier avec le reste du monde. Pourtant, rien ne vient étayer cette croyance. Jusqu’à présent, les partenaires commerciaux potentiels se sont montrés plutôt circonspects : récemment, Theresa May n’a pu obtenir du gouvernement japonais que la reprise du futur accord UE-Japon sous la forme d’un accord UE-Royaume-Uni, ce qui pose la question des potentiels gains de marchés avec le Brexit. Le litige qui a éclaté entre Bombardier et Boeing, avec les États-Unis qui menacent d’infliger des droits de douane de 220 % sur les avions construits en Irlande du Nord, est doublement révélateur : il montre à quel point la promesse d’une entente commerciale mutuellement avantageuse avec Donald Trump sonne creux (« America First! »), et met en évidence la grande vulnérabilité économique du Royaume-Uni sans le soutien du bloc commercial européen.

A priori, le gouvernement conservateur n’a pas d’autre choix politique réaliste que de parvenir à une sorte d’entente avec l’UE. C’est ce qui explique sa position de faiblesse dans les négociations. Il serait extrêmement risqué de quitter la table des négociations avec Bruxelles, sans parler du choc économique et politique que ce départ engendrerait. Le « hard Brexit » ne fait pas la majorité à la Chambre des communes. On peut dès lors prédire qu’une transition qui maintiendrait le « statu quo » mais sans l’avouer sera de toute façon acceptée.

Certes, le comportement politique n’est pas toujours rationnel. Il est tout à fait plausible que le Cabinet britannique implose au cours du premier ­semestre 2018 s’il s’avère impossible de parvenir à un consensus sur les compromis nécessaires. Comme avec la politique d’apaisement des années 1930, les conservateurs doivent assumer le Brexit comme « leur » politique. Ce sont eux qui ont organisé le référendum. Ce sont eux qui se sont engagés à mettre en œuvre la sortie de l’UE. Lors du référendum, les Brexiteers ont déclaré à la population que voter pour la sortie de l’UE ne présentait quasiment aucun risque de déconvenue. Les négociations sur le Brexit sont menées dans le même esprit, en se berçant d’illusions. Si les pourparlers échouent ou si l’inévitable « mauvais accord » est mis sur la table, les conservateurs chercheront à rejeter le blâme sur une Union européenne intransigeante. Le succès ou l’échec de cette tactique dépend désormais de ce que fera le Parti travailliste, mais c’est un autre épisode d’une histoire sans fin entre l’Europe et la Grande-Bretagne.

Derniers articles

Articles liés

Leave a reply

S'il vous plaît entrez votre commentaire!
S'il vous plaît entrez votre nom ici